Junk Food : les dessous d’une addiction

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Junk Food raconte l’histoire de la pétulante Zazou, une jeune boulimique de 19 ans se rendant à sa première réunion des Food Addicts Anonymes — les Alcooliques Anonymes de la nourriture. Elle y fera la connaissance de différents malades qui racontent leurs vécus au groupe…

Encore largement méconnue du grand public, la dépendance aux aliments industriels est une réalité pour des milliers de personnes. En donnant la parole aux victimes, ces food addicts qui ont perdu tout contrôle sur leur alimentation, Junk Food lève le voile sur ces drogues du quotidien, surchargées en sucre et en gras, qui détruisent notre santé et parfois nos vies.

Entretien avec Emilie Gleason et Arthur Croque sur la Junk Food

VENEZ COMME VOUS ETES (Mc Donald’s)

Avec son dessin chewing gum et ses couleurs chamallows, Émilie Gleason (Fauve Révélation au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême 2019) nous embringue dans un docu-fiction riche en matière grise sur l’univers amer et acide des accros à la junk food, aidée par le journaliste Arthur Croque.

OUVRE UN COCA-COLA, OUVRE DU BONHEUR (Coca-Cola)

Disponible partout pour presque rien, la junk food est la drogue parfaite. Si ses dangers ne sont plus à prouver (l’obésité et le diabète de type 2 tuent 11 millions de personnes par an), son impact sur la santé mentale reste encore très sous-estimé. Car oui, avec ses tonnes de sucre, ses protéines fumantes et son fromage fondu, la malbouffe affole le cerveau comme le sexe ou la cigarette — provoquant plaisir, réconfort, mais aussi dépendance.

Émilie Gleason « La genèse de ce projet vient d’une anecdote de 2015, lors de mes études aux Arts Décoratifs de Strasbourg. Mes cousins mexicains me rendaient visite et avaient acheté une bouteille de Coca. Après avoir recraché la première gorgée, ils y ont rajouté deux cuillères de sucre. J’étais stupéfaite! C’est suite à ce geste révélateur de quelque chose de profondément anormal que je me suis intéressée à cette potentielle addiction au sucre.

Il faut savoir qu’en Amérique du Nord, les industriels utilisent un sucre différent du notre pour la confection de leurs sodas. Ma seconde épiphanie fut consécutive à la lecture du livre de Bernard Pellegrin, Sucre : l’autre poudre (éditions Tallandier), qui parle de l’industrie agro-alimentaire, de son lobbying et de ses manipulations. J’ai immédiatement arrêté de consommer du sucre. Une interruption radicale qui m’a fait perdre 9 kilos en deux mois, une vilaine acné et mes sautes d’humeur infernales.

Après avoir fait Ted, drôle de Coco (éditions Atrabile) — qui n’était pas encore sorti ni même dessiné à l’époque de la première anecdote — j’avais déjà l’envie de creuser ce sujet. J’ai contacté Casterman parce que j’avais une vraie passion pour les livres de la collection Sociorama, des docu-fictions qui détiennent à mes yeux la recette magique pour parler de phénomènes sociétaux en bande dessinée.

Par exemple, avec Ted, Drôle de Coco, je voulais montrer à mes parents leur quotidien sous un prisme dif- férent de ce qu’ils vivaient avec mon frère autiste.

J’ai entre mes mains un medium magnifique avec une économie de moyens tellement forte, à savoir un crayon et une feuille, pour créer un monde complètement fantasque. C’est à travers le dessin que je m’exprime le mieux et que je peux faire passer des idées avec humour sur des sujets de société. La bande dessinée, c’est mon moyen de communication, ma catharsis et mon refuge. »

UNE EXPLOSION DE SAVEURS (Pringles)

Conçu au départ comme une enquête sur l’industrie sucrière, Junk Food est une plongée dans l’addiction à la malbouffe, un désastre passé sous les radars des politiques de santé publique. Avec le journaliste Arthur Croque, la dessinatrice a mené des dizaines d’entretiens avec des spécialistes, lu des tonnes d’articles sur le sujet, et participé en visio à des groupes de parole de food addicts anonymes un peu partout dans le monde (en France, en Angleterre, aux États-Unis, au Canada et en Australie).

Émilie Gleason : « Pour ce livre, je me suis associée à Arthur Croque, une connaissance du lycée, pour mener l’enquête. Durant trois ans, la bande dessinée a eu plusieurs formes avant d’aboutir à celle d’aujourd’hui. Au début, nous étions comme des électrons libres face à un sujet d’une telle ampleur.

Moi, ce qui m’intéressait, c’était l’addiction générée par les industriels des lobbies. Mais pour bien comprendre les effets du sucre sur le métabolisme, nous nous sommes perdu•e•s dans des interviews de diabétologue et d’endocrinologue, d’études sur le pancréas et sur l’insuline…

Bref, difficile de donner corps à tout ça et j’avais du mal à rendre amusant une étude de terrain avec des gens en costard ou en blouse en train d’expliquer des trucs (passionnants mais) indigestes. Alors que le story-board était bien avancé, lire ce dernier m’ennuyait, je ne me reconnaissais pas. Moi-même n’avait aucune envie de lire la bande dessinée qu’on faisait. En janvier 2021, je recommence et reviens à ce que je sais faire : raconter des histoires. Tout est inspiré de faits réels dans le livre.

Les témoignages et les études sont véridiques. Mais pour les lecteur•rice•s comme pour moi, il est plus agréable de rentrer dans un sujet aussi dense et lourd via des personnages haut en couleurs. Finalement, tout s’est débloqué en revenant à l’objectif premier : donner la parole aux victimes (et le faire avec humour). »

ALORS CURIEUX ? (Kinder Surprise)

les histoires de Junk Food sont basées sur des témoignages de food addicts récoltés aux quatre coins du monde. Winnie la bingeuse compulsive, Zazou la boulimique XXS, Némo le mangeur émotionnel, Clochette l’accro au sexe et au sucre… Tous illustrent une facette de cette addiction aux milles nuances.

Arthur Croque : « Toute la bande dessinée s’est jouée dans les premiers entretiens. On venait de rencontrer Serge Ahmed, le scientifique qui a mis le doigt sur l’addiction au sucre en 2007, en montrant que les rats en pinçaient plus pour le sucre que pour la cocaïne.

Il nous a exposé beaucoup de données, nous montrant que chez les animaux, l’addiction à la junk food était indiscutable. Nous, on demandait : ‟Mais ils sont où les humains comme ça ?” Mais là, pas de réponse.

À la rigueur, on nous parlait du taux d’obésité. En réalité, il n’y avait aucune source, personne n’avait jamais documenté ça. Un an plus tard, quand on est tombé sur cette association de food addicts, on s’est dit que c’étaient peut être ces gens-là les personnes que nous cherchions depuis le début. J’ai sélectionné ces personnages qui illustraient tous un aspect de l’addiction.

Addict, on peut l’être plus ou moins. L’idée, c’était de montrer des cas extrêmes afin que les gens qui ont une vision de l’addiction très 70’s (addiction = marginal avec une seringue dans le bras) comprennent que la malbouffe détruit des vies autant la drogue. Sans mentionner que les symptômes qui caractérisent l’addiction sont les mêmes quelque soit le produit. »

Émilie Gleason : « Il était important pour nous que le livre soit choral même si l’on suit surtout Bambi et Zazou, cette jeune femme boulimique qui découvre les Food Addicts In Recovery Anonymous. Ces regroupements type Alcooliques Anonymes ne sont pas encore très répandus en Europe mais je n’ai jamais vu d’endroit où la force du partage et du soutien mutuel s’avèrent plus efficace qu’un suivi ou traitement médical.

Nous étions en plein confinement lorsque nous nous sommes intéressés aux addicts et ce fut un coup de chance car toutes les réunions de FA se faisaient sur Zoom. Donc on a pu, par ce biais-là, se rendre sans bouger de chez nous aux États-Unis, au Canada, en Australie, en Angleterre pour écouter les food addicts. C’est très rare que l’on s’intéresse à ces personnes, qu’on prenne leurs problèmes au sérieux, aussi venaient-ils facilement vers nous pour témoigner et cela nous a donné une grande confiance en la validité de notre projet. »

Arthur Croque : « Tous nos personnages ont à peu près leur alter ego dans la réalité, un addict dont l’histoire nous a subjugués. Je dis à peu près car nous avions tellement de témoignages que nous avons dû superposer et mélanger. Par exemple, le personnage de Iago est à 70 % inspiré de lui et à 30 % d’un autre boulimique sportif. Zazou est inspirée d’une petite française que l’on a rencontrée très tôt dans l’aventure. Bambi, la marraine de Zazou, est inspirée d’une New-Yorkaise incroyable, dont on n’a malheureusement pas pu raconter l’histoire. C’est la grande sœur badass de tous les food addicts. »

LE GOÛT D’ÊTRE ENSEMBLE (Lays)

Fondée en 1998, l’association Food Addicts in Recovery Anonymous (FA) est un groupe de parole, composé de milliers de food addicts qui partagent leur expérience personnelle, leur force et leur espoir dans le but de se rétablir de leur addiction alimentaire. Son fonctionne- ment est calé sur celui des Alcooliques Anonymes : réunions, discussions, parrainages, programme de rétablissement en 12 étapes…

Arthur Croque : « Les groupes de soutien sont un modèle de thérapie qui remonte aux années 50, avec les Alcooliques Anonymes. Malgré leur ancrage religieux, ces groupes font totalement partie de la culture médicale des États-Unis. Il y a des groupes pour toutes les addictions mais aussi pour d’autres troubles : les endettés, les kleptomanes, les mecs violents… C’est un lieu où on s’attaque d’abord à la culpabilité, où on dit aux personnes qu’elles ont un problème, qu’elles sont malades et que ce n’est pas de leur faute. »

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NUTELLA RÉVEILLE NOTRE ENTHOUSIASME (Nutella) 

Dans nos sociétés occidentales où l’image tient un rôle primordial, le poids est une source de discrimination importante. Les personnes obèses, tiraillées entre culture du régime et pubs Burger King, finissent par se détester, tandis que pour des milliers d’adolescentes enrobées, l’injonction à la maigreur débouche sur des complexes, des troubles de l’image du corps… et parfois de l’addiction alimentaire.

Émilie Gleason : « Les vrais coupables sont les industriels, qui ont la main sur ce qui se trouve dans les supermarchés et dans nos frigos, et qui font bosser une équipe de scientifiques pour rendre des produits alimentaires extrêmement addictifs.

C’est ce qu’on appelle le ‟point de félicité”, un mélange millimétré de sucre, gras et sel destiné à rendre accro le cerveau. Pour moi, ce livre peut servir à déculpabiliser les victimes, sur qui on rejette trop souvent la faute. Avec des McDo et des Starbucks partout dans le monde, ce régime alimentaire touche tout le monde, mais surtout les minorités et les pays en voie de développement. C’est un problème sanitaire mondial. »

Arthur Croque : « Le trouble de l’image du corps est fréquent chez les food addicts. C’est une addiction qui est liée au poids et à l’importance sociale du poids. La grossophobie a été une question centrale dans le livre. On ne voulait pas culpabiliser les gros. C’est facile de tomber dans ce piège quand on parle de gens qui dévorent compulsivement, alors que les obèses ne sont pas toujours des gros mangeurs, le surpoids peut tout à fait être génétique ou hormonal.

Par ailleurs, nos témoignages sont principalement féminins car les Food Addicts Anonymes comptent 9 femmes pour 1 homme. Les femmes sont infiniment plus écrasées par le diktat de la minceur que les mecs. Je reste persuadé que dans une société où l’apparence serait moins centrale, où le poids serait déculpabilisé, moins de personnes souffriraient de ce problème. »

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C’EST BON, VOUS ÊTES CHEZ QUICK ! (Quick)

« Limitez l’ajout de sucre et de sel », « Pour votre santé, évitez de manger trop gras, trop sucré, trop salé »… ces messages censés guider notre conduite alimentaire sont-ils vraiment efficaces ? Avec plus de 8 millions d’adultes obèses en France, on peut en douter. Aux quatre coins du globe, des pays prennent des mesures draconiennes pour endiguer ce fléau.

Arthur Croque : « Peu de personnes ont conscience du potentiel addictif de la junk food. Nous sommes trop habitués à ces produits pour penser qu’ils entraînent un vrai risque de dépendance. Ça nous paraît absurdes, comme les prétendus dangers du tabac semblaient absurde en 1980, face à un public qui avait fumé toute sa vie. La nourriture est terriblement présente dans nos vies, il y a un élément affectif fort dans la bouffe, bien plus qu’avec d’autres produits. On mange des cochonneries pour célébrer les anniver- saires, les mariages, l’amour… »

Émilie Gleason : « Ce que l’on nomme la ‟comfort food” est vraiment partout, c’est notre lot de consolation à tous nos problèmes. Le malheur, c’est que quand on se sèvre d’un produit on compensera généralement par un autre, c’est un trans- fert d’addiction. Vu que la malbouffe est une came légale qui se trouve à chaque coin de rue et n’est pas encore officiellement considérée comme addictive, un certain nombre des personnes qui arrêtent la clope ou l’alcool vont prendre du poids.

C’est normal, elles compensent. Et comme par hasard, ça ne tombe pas sur des brocolis cuits à l’eau. Pour que la situation s’améliore vraiment, il faudrait une réglementation forte. Comme au Mexique par exemple, où certains États ont interdit la vente de sodas et de sucre- ries aux mineur•es et ont instauré sur ces derniers une taxe élevée. »

ArthurCroque: «Ilya70ans,les enfants français pouvaient boire du vin rouge à la cantine. Il faudra attendre 1956 pour que cette pratique soit interdite aux moins de 14 ans, et 1981 pour que l’interdiction soit étendue aux lycéens. Culturellement, ça ne posait aucun problème ; aujourd’hui les images d’écoliers ivres font bondir, car notre culture de l’alcool a totalement changé. Le monde regorge de réglementations dont la France pourrait s’inspirer, mais il nous manque souvent le courage politique de les appliquer.

Aucun de nos addicts ne dira que c’est à cause de la pub ou des industriels qu’ils sont devenus accrocs. Par contre, tous racontent que dans un monde où UberEats te bombarde de notifications dès le réveil, leur vie est un enfer. »

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Les auteurs de Junk Food

ÉMILIE GLEASON est née en 1992. D’origine belgo-mexicaine, elle étudie l’illustration à la HEAR de Strasbourg et publie en 2018 son projet de diplôme Ted, drôle de coco aux éditions Atrabile. Lorsqu’elle obtient le fauve révélation au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, elle quitte son poste de relation presse et libraire aux éditions Ça et là pour s’adonner pleinement à la bande dessinée, aux albums jeunesse et à l’illustration de presse. Elle compte depuis une dizaine de livres parus et continue de dessiner devant la télé. Émilie vit et travaille actuellement à Bruxelles.

ARTHUR CROQUE est journaliste, basé à Paris. Après des études de philosophie à la Sorbonne, il est formé au journalisme par StreetPress. Junk Food est son premier scénario de BD.

Livre, Livre Junk Food

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